24.9.06

Editorial

DEFENSE DE L'IMAGE

On visite les centres d'art, on fait le tour des galeries, l'inanité de l'art contem­porain nous laisse perplexe. Ou bien vous n'êtes pas initié, ou bien tout cela ne veut rien dire... Pur trafic financier, superbe mystification artistique, fin de la peinture.
On sait maintenant ce que la photographie a pu provoquer dans le domaine de la pein­ture, la question, aujourd'hui, serait de savoir : que reste-t-il à la peinture dans ce monde télévisuel dans lequel tout doit être visible ?
Des toiles monochromes, des traces minuscules sur fond noir, des surfaces vite recou­vertes qui paraissent ne pas avoir été faites de main d'homme, la géométrie plate des toiles-drapeaux, l'exaltation du stéréotype, le culte ironique du banal. Bref, le refus de tout prestige visible, de toute invention plastique.
La critique la plupart du temps n'y peut rien non plus. Tel philosophe interprétant trois centimètres de toile blanche, tel peintre se réclamant d'une nouvelle percée phi­losophique, tel critique légitimant une oeuvre dans la plus belle tradition moderne : "artiste à contre-courant et novateur menant un travail aussi solitaire que singulier". La perplexité est alors redoublée, l'étrangeté se tourne en ironie, en dérision.
Nous nous permettrons ici d'avancer une hypothèse : la peinture n'est pas morte mais plutôt le programme que "l'histoire de l'art" a fixé pour la peinture est arrivé à son terme, autrement dit il ne nous donne plus les outils pour regarder le fait pictural contemporain.
Comme on sait, l'histoire de l'art est née en tant que discipline scientifique dans l'Allemagne protestante sous l'égide de la philosophie, elle enferme donc une ambi­guïté profonde : il s'agit d'un prisme "laïc" destiné à interpréter des images qui sont nées au sein de la civilisation chrétienne. Notre hypothèse devient alors plus explici­te : sur l'interprétation des images peintes que l'histoire de l'art nous a léguée, pèsent plusieurs siècles de refoulement de la pensée chrétienne, cette pensée qui fonde dans l'histoire de notre civilisation la justification de l'image et la représentation. L'oubli ou l'omission délibérée de la pensée théologique de l'image enferment aujourd'hui notre pensée métaphysique de l'art dans de profondes apories d'où nous ne sommes pas encore entièrement sortis.C'est pourquoi nous nous interrogeons ici sur les fondements théologiques de la représentation, sur la pensée chrétienne de l'image. Comme par hasard, nous nous trouverons aussitôt plongés dans une époque, semblable à la nôtre, où l'image est au centre d'une série de conflits : politiques, économiques et religieux. La confronta­tion entre le sommet et la base, entre le pouvoir central et les provinces, la bataille de la Cour et de l'armée contre les moines, du pouvoir de l'Etat contre celui de l'Eglise, la querelle entre la pensée de l'icône et le respect de l'interdit mosaïque, le conflit de fond entre le Nouveau et l'Ancien Testaments. Tout cela, secouant l'Empire d'Orient entre 728 et 843 : la crise des images, la lutte entre les icono-doules et les iconoclastes.
L'image comme enjeu de pouvoir et objet problématique pour la pensée ? Les média au XXe siècle ? Non, le VIIIe siècle et la querelle des iconoclastes. Lisez les détrac­teurs de l'image au VIIIe siècle et vous trouverez les fondements d'une critique des média bien plus subtile que celle qui circule aujourd'hui dans les média eux-mêmes.
Lisez les thèses des iconodoules, vous trouverez les véritables clefs pour com­prendre la peinture contemporaine : l'esthétique du goût ? Le Beau kantien ? Le Dasein heideggerien ? Pas du tout : l'affaiblissement de l'image, le croisement du visible et de l'invisible, la pensée de la dissemblance, bref le refus de l'auto-affirma­tion de l'image dont nous sommes les héritiers honteux.
Bien entendu, cela suscite toute une série de questions métaphysiques apparemment superflues dont la résolution va décider du destin de l'image dans l'Occident chré­tien et conditionner la naissance de la peinture. Comment ne pas rabaisser l'idée de la divinité en lui donnant un aspect humain ? Quel rapport entretiennent l'image peinte et son modèle ? Dieu s'incarne-t-il totalement dans l'humanité du Christ ? Qu'est-ce qu'une icône ? Et comment échappe-t-elle à la tentation idolâtrique ? Comment opèrent ici les mystères de l'Incarnation et de la Transfiguration ?
Ou encore, pour revenir au coeur de notre actualité, pourquoi une certaine peinture contemporaine est-elle si profondément travaillée £ar la notion d'invisible dans une société qui réduit l'être à la perception et où tout est appelé à devenir de plus en plus visible, en représentation constante ? Ce ne sont plus l'histoire de l'art ni l'esthé­tique, pour lesquelles la peinture est mourante, qui peuvent répondre à ces questions pourtant capitales pour le développement actuel de la peinture.

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